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06/03/2017

La cuture de l'Etat Islamique est une civilisation qui mérite respect

" Leïla Khaled ne se sentait pas bien, ce matin-là. C'était à la fin d'août, quand le soleil de l'été irakien frappe de toutes ses forces contre les murs et les fenêtres, comme les vents d'une puissante tempête. Mossoul était toujours aux mains de l'État islamique. La guerre était encore loin, au sud de la ville. Elle décide d'aller à la clinique du quartier de Tahrir, dans les faubourgs populaires de l'est de Mossoul. Elle s'habille. Cela demande une préparation minutieuse. Elle doit respecter à la lettre les codes vestimentaires particulièrement sévères édictés par Daech pour les femmes. Celles-ci ne peuvent laisser voir la moindre parcelle de peau.

Leïla passe une robe. Par-dessus, elle enfile un jilbab, une cape ample et large qui cache les formes du corps. Pour son visage, elle ajuste un niqab, le voile intégral qui ne laisse voir que les yeux. Pour dissimuler ceux-ci, Leïla met par-dessus le niqab un sitar, un tissu très fin qui permet de voir sans être vu. Daech rappelait le bon usage de ses codes vestimentaires à grand renfort de publicité sur des affiches, dans les hôpitaux, dans les médias. Malgré l'interdiction de se maquiller, Leïla n'a pu s'empêcher de passer ses cils au mascara. Puis, elle enfile ses chaussettes et ses gants. Enfin, elle est prête.

Pour aller à la clinique, son mari, Walid, l'accompagne. Sous l'État islamique, une femme ne saurait sortir sans son mahram, un époux ou un proche parent qui fait office de tuteur pour escorter les femmes pendant leurs déplacements. Walid marche devant, Leïla suit derrière. Soudain, elle trébuche. Elle se fait mal au pied droit. Elle appelle son mari: «Walid!» Elle veut voir ce qui lui est arrivé. Elle soulève son sitar.

«Nous allons mordre ton épouse»

Walid entend sa femme trébucher, puis l'appeler. Il se retourne, veut l'aider, mais voit déjà deux membres de la Hisba, la police des mœurs de l'État islamique, se présenter: «Ne la touche pas», disent-ils. Il refuse, hausse la voix: «Je veux l'aider!» À Leïla, les policiers de Daech disent: «Couvre ton visage.» «Je veux voir ce qui m'est arrivé!», répond-elle, peut-être trop fort. Sous l'État islamique, on ne saurait entendre la voix d'une femme qui n'est pas la sienne. Les agents appellent des femmes de la Hisba à l'aide de leurs talkies-walkies. «Nous allons mordre ton épouse», disent-ils à Walid. Trois agents arrivent, le bandeau noir de la Hisba sur le front. Elles forcent Leïla à se lever. Walid se désole, offre de payer. Sa femme est emmenée dans un magasin de sucreries, à l'abri des regards, alors que lui reste dehors. Leïla est maintenue par deux femmes. La troisième soulève son voile, et la mord au bras droit, à pleines dents. Leïla s'évanouit.

Les agents prennent la carte d'identité de Walid après avoir dressé un procès-verbal. Trois jours plus tard, le mari la récupère au centre de la Hisba de Mossoul, installé dans une ancienne église de l'ouest de la ville. Il doit payer une amende de 50.000 dinars irakiens, 40 euros. «Ta femme a-t-elle été mordue?» demande le juge du commissariat. «Oui, vous pouvez le lire sur le procès-verbal!», répond Walid, indigné. «Tant mieux, car sinon, nous aurions dû la faire mordre», tranche le juge. Leïla a été mordue si fort que, plus de cinq mois plus tard, elle en porte encore une trace - un hématome, en forme de mâchoire.

On connaissait les exécutions monstrueuses de l'État islamique, largement relayées par la propagande de l'organisation. On connaissait les lapidations de couples adultères, les homosexuels précipités du haut des immeubles, les cadavres exposés sur les places, les têtes sur les piques. Les châtiments de Daech pouvaient aussi prendre la forme d'une très simple trivialité: des morsures à l'encontre des femmes, faites par d'autres femmes.

Le cas de Leïla n'est pas unique. Il y avait une gradation dans les morsures. Celles faites pour punir les femmes qui laissaient voir, audace suprême, une parcelle de peau en public. Dans ce cas, les morsures étaient appliquées avec une petite pince. Pour les cas plus graves, comme celui de Leïla, les femmes étaient mordues à pleines dents. Enfin, dernier stade, des blessures faites à l'aide d'une mâchoire métallique. «J'ai dû traiter trois cas de femmes qui ont eu des lambeaux de chair arrachés par cet instrument», raconte un médecin forcé de travailler pour Daech, qui souhaite garder l'anonymat. Farah a été mordue à l'aide de cette mâchoire métallique, dans le souk de Mouthanna, à Mossoul, à l'été 2015, parce qu'elle ne portait pas le sitar. Elle garde de la morsure une cicatrice au bras gauche. «Elle saignait. Nous n'avons pas osé aller à l'hôpital pour ne pas avoir d'ennuis supplémentaires. La blessure a mis quarante jours à bien se refermer», se souvient son mari, Aziz Abdallah Khalaf.

Nul ne sait qui a inventé ce châtiment, qu'on ne retrouve nulle part dans la tradition islamique. Il a commencé à être appliqué au début de l'année 2015 en Irak, alors que l'État islamique assurait son emprise sur les territoires dont il s'était emparé, sans coup férir ou presque, en juin 2014. Pour l'appliquer, Daech a mis en place une police des mœurs féminines - la Hisba. Il s'agissait de vérifier que les autres femmes se conformaient bien aux codes vestimentaires de l'État islamique et de s'assurer de la séparation des deux sexes dans l'espace public.

L'organisation a accordé une place à part entière aux femmes, dans son fonctionnement. Elles devaient avant tout donner naissance et élever une nouvelle génération de djihadistes. «Dans l'idéologie de l'organisation, chaque sexe se voyait attribuer des rôles bien précis, complémentaires sur terre, mais égaux aux yeux d'Allah. Faire des enfants est aussi important que de combattre. C'était aussi une stratégie militaire. Si le territoire venait à être repris, il fallait une nouvelle génération pour pérenniser l'idéologie. Daech va donc valoriser le statut de la femme dans une perspective stratégique. Cela permet de bâtir une société, puis de créer un État, avec la nécessité de mettre en place des institutions», explique Géraldine Casutt, doctorante suisse à l'université de Fribourg, qui consacre une thèse au rôle des femmes occidentales dans l'État islamique.

D'autres jouaient un rôle plus actif. Quand elles étaient parentes ou épouses de djihadistes, les femmes bénéficiaient d'une certaine autorité. Elles pouvaient alors être enseignantes ou membres de la Hisba. L'organisation avait par exemple fait la pro motion, à grand renfort de propagande, d'une unité féminine de la Hisba, la katiba al-Khansa, du nom d'une poétesse des premiers temps de l'islam. Établie à Raqqa, la «capitale» syrienne de l'État islamique, à l'été 2014, cette unité composée exclusivement de femmes était chargée de «sensibiliser, d'arrêter et de punir celles qui ne respectent pas la loi islamique. Le djihad n'est pas un devoir réservé aux hommes. Les femmes doivent faire leur part aussi», déclarait à l'époque Abou Ahmed, un cadre de Daech, en annonçant la création de la brigade al-Khansa.

La loi des clans

Sur le territoire irakien, il semble que la majorité des membres de la Hisba étaient des femmes issues de la communauté arabe sunnite. Se pose aujourd'hui la question de leur arrestation. Dans de nombreux cas, les autorités laissent faire. «Notre problème ici, c'est la loi des clans. Le seul fait d'être arrêté vaut peine de mort pour les femmes», dit le lieutenant Ahmed (son prénom a été changé). Dans ses quartiers, le siège des services de renseignements d'une petite ville située au sud de Mossoul, l'officier retient une femme prisonnière. Elle est tout en nuances de sombre. Robe sombre, voile sombre, regard sombre. Cette femme de 44 ans, que nous appellerons Yousra, est accusée d'avoir été membre de la Hisba dans la vallée du Tigre. Selon le lieutenant Ahmed, il y aurait eu de 40 à 60 agents de cette institution, dans cette vallée.

Yousra a été arrêtée fin janvier. Elle essayait de fuir Mossoul, la «capitale» irakienne de Daech, pour se rendre dans un camp de réfugiés. Elle se présente à un check point. À l'enregistrement de son nom, elle est identifiée comme la proche parente d'un haut cadre de Daech, le wali de la vallée du Tigre - l'équivalent d'un préfet. L'homme s'appelle Abou Talout, du puissant clan des Talout, qui s'est rangé aux côtés de l'État islamique.

Yousra nie et assure n'avoir été arrêtée que parce qu'elle est épouse et sœur de djihadiste. Elle se lamente: «À présent, n'importe quel membre de l'État islamique a le devoir de me tuer. Vous ne savez pas de quoi ils sont capables. Ma vie ne vaut pas plus qu'un papier brûlé.» Pour au moins deux raisons. Être prisonnière des autorités irakiennes cause le déshonneur du clan. Et, en proche parente d'un haut cadre, il faut s'assurer de faire respecter la loi du silence. Coupable ou non, Yousra ne pourra jamais retourner dans sa communauté. Dans le cadre de la loi antiterroriste irakienne, elle risque jusqu'à quinze ans de prison.

Les membres des forces de l'ordre risquent eux-mêmes des représailles, être les victimes d'une vendetta qui pourra prendre des années avant de les frapper. Dans de nombreux cas, les autorités préfèrent fermer les yeux et laisser échapper d'anciennes femmes appartenant à l'État islamique, plutôt que de procéder à des arrestations qui risquent de déclencher de nouvelles flambées de violence. En attendant la prochaine génération de djihadistes, comme les riverains d'un volcan la prochaine éruption".

SOURCE :Cet article est publié dans l'édition du Figaro du 06/03/2017. Accédez à sa version PDF en cliquant ici