Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

12/12/2007

Soudan: un génocide raciste arabo-islamiste

Entretien d'Abdulwahid Al Nour, fondateur du Mouvement de Libération du Soudan (SLM), avec Alexandre del Valle, pour Politique Internationale,

Alexandre Del Valle — M. Al Nour, pouvez-vous nous décrire votre parcours ? Dans quel contexte avez-vous fondé le Mouvement de libération du Soudan (SLM) ?
Abdul Wahid Al-Nour — Je suis né en décembre 1968 au Soudan, dans l’ouest du Darfour, dans une petite ville appelée Zalingei. Ma famille est originaire du djebel Marra, dans la province de Torrah, qui a été la capitale du sultanat foiur. du Darfour. Pour comprendre cette région, il faut savoir que le Darfour a été un sultanat indépendant jusqu’en 1916 (1). Nous avons donc une tradition nationale qui nous est propre. J’ai effectué mes études primaires et secondaires à Zalingei, avant d’intégrer le Lycée d’Al Fasher, puis celui de Madani — la deuxième plus grande ville du Soudan et chef-lieu de la région d’Al Ghazira. En 1990, je me suis inscrit à l’Université de Khartoum, dont j’ai été diplômé en droit en 1995. Je suis devenu avocat en 1996.

En 1992, encore étudiant en droit, j’ai créé le SLM en réaction à l’établissement, par un coup d’État, du gouvernement militaro-islamiste du général Al-Bachir (en juin 1989). Comme vous le savez, son parti, le Front islamique, avait remporté moins de 10 % des suffrages aux élections législatives…
Aujourd’hui, le Front islamique s’appelle Congrès national, mais le fond n’a pas changé : c’est toujours la même dictature sanguinaire qui impose la charia à toute la population et qui finance le terrorisme international.
A. D. V. — Qu’est-ce que le SLM et quels buts se donne-t-il ?
A. A. N. — Le SLM est né à l’université de Khartoum. Il s’est constitué autour de dix-sept fondateurs, et ses membres sont issus de partout au Soudan. Le pays était plongé dans le chaos. Le pouvoir islamiste avait repris la guerre dans le sud contre les chrétiens et les animistes, une guerre terrible qui s’est soldée au total par près de deux millions et demi de victimes ; il avait, aussi, lancé un jihad contre les habitants des monts Noubas, ce qui a abouti à l’extermination de 500 000 de ces malheureux; et la guerre faisait rage dans l’est dans la région du Nil bleu. Même Khartoum n’était pas épargnée par les troubles. Nous nous sommes demandés comment apaiser nos compatriotes, comment réunifier les peuples du Soudan et faire cesser les guerres civiles, comment mettre fin à la haine religieuse et ethnique…
Nous avons voulu reconstruire le pays à partir des idéaux que nous partagions : le respect des droits de l’homme et du droit international ; l’égalité des droits des citoyens ; la promotion de la démocratie chez nous et dans la région ; et la sécularisation de l’État. Nous estimons, en effet, que la nation appartient à tous et la religion à chacun. C’est autour de ce programme que nous avons mobilisé la population dans tout le pays. On oublie souvent, en Occident, que le combat du SLM est d’abord national, qu’il concerne l’ensemble de notre pays. Un pays — je le répète — que terrorise une dictature arabo-islamiste, raciste, génocidaire et intra-colonialiste.
Cette première phase de mobilisation a duré près de dix ans et a été couronnée de succès. Même si notre action se déroulait dans la clandestinité, nous étions populaires et nous comptions de plus en plus de soutiens, spécialement au sein des Université, dernier endroit où les élections étaient encore un tant soit peu libres. La deuxième phase a été la rébellion armée… C’est la répression sauvage et aveugle du gouvernement de Khartoum au Darfour qui nous a amenés à créer la SLA — le mouvement militaire qui représente les forces de défense du SLM, lequel conserve la totalité des centres de décision.
A. D. V. — Vous affirmez que, depuis l’arrivée au pouvoir d’Al-Bachir, le régime de Khartoum a largement soutenu le terrorisme international et l’islamisme salafiste. Est-ce toujours le cas aujourd’hui, alors que l’idéologue islamiste et ex-bras droit d’Al-Bachir, Hassan Al-Tourabi, est tombé en disgrâce il y a déjà quelques années ?
A. A. N. — N’oubliez pas que Carlos s’était réfugié au Soudan, ainsi qu’Oussama Ben Laden en personne s’est réfugié à Khartoum en 1992-1993 et y a résidé jusqu’en 1995. Il est vrai que le chef d’Al-Qaïda était en contact étroit avec Tourabi ; mais il avait été officiellement accueilli au Soudan par le général Al-Bachir lui-même ! Aujourd’hui encore, ce dernier bénéficie des colossaux investissements que Ben Laden a réalisés dans des secteurs clés au Soudan — je pense, entre autres exemples, au complexe industriel Giad, qui construit des camions. On en parle peu car le régime de Khartoum bâillonne les voix libres sur place — n’hésitant pas, le cas échéant, à aller jusqu’à l’assassinat pour faire taire les critiques — et empêche les journalistes étrangers de faire leur travail. Le gouvernement soudanais a bien fini par expulser Oussama Ben Laden en 1995, mais cette décision était due aux pressions internationales et certainement pas à une quelconque évolution idéologique.
A. D. V. — Avez-vous toujours été laïc et anti-islamiste ?
A. A. N. — J’ai été arrêté trente-deux fois par le régime parce que je n’étais pas islamiste ! Je ne l’ai jamais été, ni de près ni de loin. Dès le début de la dictature arabo-islamiste, je me suis opposé avec énergie à Al-Bachir et à Tourabi, à l’époque unis en un duo infernal. Le SLM refuse catégoriquement que notre pays soit une base du terrorisme islamiste international.
A. D. V. — Pouvez vous chiffrer vos effectifs ? Que représentez-vous démographiquement, politiquement et militairement ?
A. A. N. — Nous représentons les deux tiers de la population du Soudan. Illustration de notre influence : cette année, nous avons remporté les élections à l’Université de Khartoum. Or, comme je viens de vous le dire, les universités sont le seul endroit du pays où les élections sont encore libres… Nous avons des bureaux partout dans le pays, aussi bien dans les camps de réfugiés du Darfour qu’à Khartoum même (où nos représentations sont clandestines, bien sûr).
Concernant le volet militaire, je vous rappelle qu’après l’accord de cessez-le-feu de N’djamena signé en avril 2004 nous nous sommes engagés à ne pas utiliser la violence. Nous n’avons jamais violé ce cessez-le-feu. C’est pourquoi il ne serait pas opportun de parler de l’état de nos forces ou de nos plans militaires. Non seulement nous ne tenons pas à en informer Khartoum, mais nous avons pris des engagements envers la communauté internationale. Nous nous devons de respecter les accords que nous avons signés. Malheureusement, le gouvernement de Khartoum, lui, ne respecte aucun de ses propres engagements.
A. D. V. — Pardonnez-moi d’être direct mais, les accords internationaux ne vous profitant pas, pourquoi respecter un cessez-le-feu que vos ennemis violent ? N’avez-vous pas le devoir moral de réagir par tous les moyens au génocide en cours ?
A. A. N. — Le gouvernement tue des milliers de personnes chez nous via des attaques aériennes terribles sur nos villages et même sur les camps de déplacés. Hélas, nous ne pouvons pas grand chose contre les hélicoptères de combat, les MIG ou contre les avions civils russes Antonov transformés en bombardiers… Même les avions que le régime d’Al-Bachir a récemment achetés à la Chine ont servi à nous bombarder. J’ai solennellement demandé au gouvernement chinois de ne pas vendre d’armes et d’avions au gouvernement de Khartoum. La situation est dramatique car, faute d’aides financières importantes et d’armes efficaces, nous ne pouvons pas faire face à nos agresseurs. Naturellement, il en irait tout autrement si nous étions équipés… Car nous avons des hommes en grand nombre sur tout le territoire soudanais.
A. D. V. — Combien êtes-vous précisément ? Quelle est votre représentativité au Darfour et dans le Sud en général ? Vous n’avez pas répondu à cette question…
A. A. N. — Nous sommes le mouvement le plus représentatif au Darfour et dans tout le Soudan. Dans les camps du SLM — je ne parle donc pas des camps de réfugiés, qui n’ont rien à voir —, dans nos garnisons, nous avons plusieurs milliers d’hommes prêts, aguerris et mobilisés. Je répète que nous sommes implantés partout ; mais, pour des raisons évidentes, je ne peux pas vous dire combien ni où nous sommes exactement… Ce que je peux vous certifier, en revanche, c’est que nous sommes prêts à déployer des centaines de milliers de combattants en cas de besoin. Mais comme nous continuons de respecter le cessez-le feu, nous n’en faisons rien pour l’instant — d’autant que, comme je viens de l’expliquer, aussi longtemps que nous ne disposerons pas des armes adéquates, les choses en resteront là.
A. D. V. — Vous avez mentionné vos nombreuses arrestations. Êtes-vous allé en prison ?
A. A. N. — Oui. J’ai été emprisonné une première fois en 2001, parce que je voulais un Soudan démocratique et laïque. Le régime ne m’a jamais pardonné de réclamer la sécularisation. J’ai donc été arrêté pour mes seules idées démocratiques et laïques : à l’époque, je n’avais pas pris les armes. Je suis resté deux mois en prison. Je peux dire que j’ai eu de la chance : les autorités ont cru que je ne représentais pas grand-chose et m’ont libéré. Elles l’ont vite regretté ! Car à peine libéré, j’ai créé secrètement une faction militaire du mouvement : la SLA (Sudan Liberation Army), dans le djebel Marra, avec des gens d’horizons fort différents. Après la création de la SLA, en juillet 2002, j’ai été arrêté une seconde fois, précisément pour avoir fondé cette faction armée. Je fus incarcéré à Zalingei, durant 37 jours, puis à Nyala, pendant 23 jours. Mais depuis ma prison, j’ai pu transmettre à nos agents l’ordre de mener des opérations à Toor, près du djebel Marra. Le gouvernement — persuadé que je n’étais pas le vrai chef de la SLA puisqu’elle effectuait de nouvelles opérations pendant mon incarcération ! — finit par me libérer. La baraka ! Ensuite, je me suis réfugié dans le djebel Marra. C’est alors que Khartoum a réalisé que j’étais bel et bien le chef à la fois du SLM et de la SLA… mais c’était trop tard !
A. D. V. — Pourquoi avoir choisi comme refuge et base de votre mouvement le djebel Marra ?
A. A. N. — Parce qu’il s’agit d’une aire montagneuse. Au départ, j’ai créé la branche militaire avec très peu d’armes ; par surcroît, pour des raisons de sécurité et de fiabilité, j’ai commencé par recruter exclusivement des hommes issus de mon ethnie d’origine. Par la suite, la SLA a pris de l’ampleur. Le djebel Marra est, en quelque sorte, une zone naturelle de défense. J’y ai mes propres hommes, qui me sont parfaitement fidèles ; j’ai été leur avocat et leur fils avant de devenir leur chef politique et militaire. Et puis, dans ce fief musulman, noir et, surtout, modéré du Darfour, où le pouvoir central ne s’aventure pas, nous disposions déjà d’une base militante ancienne, mobilisée depuis plus de dix ans. C’est seulement ensuite que je suis allé à Dar Zaghawa, une autre région du Darfour.
A. D. V. — Pouvez-vous nous en dire plus sur la particularité de votre ethnie et sur les ethnies au Soudan en général ?
A. A. N. — Je suis Four : c’est-à-dire que je suis issu de l’ethnie la plus importante à la fois au Soudan et au Darfour. Les Fours constituent au moins 60 % de la population du Darfour et à peu près 32 % de celle du Soudan. Il existe trois principales ethnies au Soudan : les Fours, les Zaghawas et les Massalits. Bien sûr, les ethnies sont une réalité dont il faut tenir compte ; mais sachez que je m’élève contre le fait de raisonner politiquement en termes de tribus et d’ethnies. Je considère les Soudanais comme des égaux, quels que soient leur sexe, leur couleur de peau, leur religion, leurs traditions culturelles ou la région où ils résident. Les catégoriser en tribus revient à diviser cette nation soudanaise que j’aspire à reconstituer. J’insiste : à mes yeux, tous les Soudanais sont des citoyens égaux en droits. En tout cas, il devrait en aller ainsi, comme c’est le cas en France et dans tous les pays laïcs.
A. D. V. — Quelle est votre vision de la question religieuse au Soudan ?
A. A. N. — Le Soudan est un pays multi-religieux. Les musulmans ne sont pas circonscrits à une seule zone mais répartis entre le Darfour, le Nord, l’Est et même, un peu, le Sud; les Chrétiens sont principalement établis dans le Sud, dans les Monts Nouba (Ouest) et dans le Kordofan (entre le Nil et le Darfour)… Dans ces deux dernières régions, il y a aussi de nombreuses tribus animistes qui ont été massacrées par le pouvoir de Khartoum…
Le Soudan est une mosaïque de peuples. L’islam n’est pas la religion de tous et tous les musulmans ne veulent pas d’un islam intégriste. Le régime de Khartoum joue sur l’arabité et sur l’islam, mais il est plus islamiste et arabo-expansionniste qu’autre chose. Je considère que sa politique relève d’un « colonialisme intérieur » puisqu’il ambitionne de nettoyer ethniquement et religieusement le pays, de l’épurer des « mauvais » musulmans non-arabes et des non-musulmans noirs… d’ailleurs il installe sur nos terres des tribus arabes, surtout originaire du Niger.
A. D. V. — Quelle est l’ampleur des dégâts sur le plan humanitaire ?
A. A. N. — Selon les chiffres de l’ONU, il y avait en 2004 au moins 2,5 millions de réfugiés et de déplacés dans des camps, et 200 000 morts. Depuis, personne ne sait combien il y a eu de morts supplémentaires, mais j’estime que le chiffre de 2004 a au moins doublé. De plus, personne ne parle des « in between », ces gens qui n’ont plus de villages, dont les champs ont été brûlés, qui n’ont plus de biens mais qui ne veulent pas vivre dans les camps car ces camps sont régulièrement attaqués par les janjawid : ces malheureux s’installent n’importe où sur les pistes, de préférence dans nos zones. Ils sont près d’un million et demi ! Hélas, comme personne ne parle d’eux, ils n’ont accès à aucune aide humanitaire. Pis encore : le gouvernement soudanais a installé sur nos terres des nomades arabes (au moins 130 000), venus pour la plupart du Niger. C’est inacceptable ! Nous nous battrons jusqu’au bout pour reprendre nos terres.
Imaginez la vie dans les camps, les enfants désœuvrés, pas d’écoles, pas de travail, pas d’avenir… Tout ça pour quoi ? Il n’y a pas de guerre au Darfour, il y a seulement un gouvernement qui massacre sa propre population !
A. D. V. — Pourquoi parle-t-on seulement du Darfour et pas de l’ensemble du Soudan musulman, animiste et chrétien ?
A. A. N. — La crise apparente et dramatique est aujourd’hui au Darfour. Des crimes contre l’humanité y sont commis. Comme vous le savez, la Cour pénale internationale a mis en examen deux hauts dirigeants (2). Évidemment, ils n’ont pas été extradés vers La Haye. Bien au contraire, même : l’un d’eux est devenu ministre des Affaires humanitaires ! Pour le reste, la guerre au Sud a duré vingt ans et fait 2,5 millions de morts dans l’indifférence, et les Dinka (3) ont été décimés dans un jihad. Enfin, il existe aujourd’hui une forte opposition à l’est, dans la région du Nil Bleu et dans le Nord.
Tout comme cette crise n’est pas uniquement celle du Darfour, nous ne sommes pas exclusivement un mouvement darfourien, mais un mouvement politique national qui lutte pour un Soudan démocratique, fédéral, libéral et laïque.
A. D. V. — Comment faut-il interpréter ce qui se passe au Darfour ? S’agit-il de massacres inter-tribaux ou bien d’un véritable génocide arabo-islamiste planifié par la junte de Khartoum ?
A. A. N. — Le gouvernement de Khartoum instrumentalise les conflits inter-tribaux. C’est une guerre arabo-islamiste, comme vous dites. Je vais répondre très clairement à votre question : on assiste bien, actuellement, à la poursuite d’un génocide, pas seulement au Darfour, mais également contre les populations chrétiennes et animistes dans le sud. Voilà déjà quinze ans que le monde entier assiste à ces tueries, impassible. Soit dit en passant, nous sommes particulièrement attristés de ne pas entendre s’élever de voix africaines — à l’exception de celle de Desmond Tutu.
Pour parvenir à ses fins, ce gouvernement a poursuivi une guerre effroyable au Sud, où plus de deux millions de personnes ont déjà été assassinées dans la quasi indifférence générale, puis dans les Monts Nouba. Les Noubas animistes ne sont que 250 000 aujourd’hui ; or leur nombre s’élevait à trois millions avant 1989. Au moins 500 000 d’entre eux ont été massacrés en 1992. Le gouvernement a mené un jihad officiel dans le Sud et dans les Monts Nouba, puis dans la région du Nil Bleu où d’autres animistes — au moins 200 000 personnes — ont été sauvagement assassinés.
À présent, le gouvernement génocidaire de Khartoum se tourne vers nous, qui sommes musulmans. Pour deux raisons : parce que nous sommes noirs et que nous avons osé rappeler que nous étions abandonnés par le pouvoir central. En effet, il n’y a presque pas de routes, d’hôpitaux et d’écoles au Darfour. En réponse à nos légitimes requêtes, le gouvernement islamiste bombarde nos villages et nos camps de réfugiés. Pour réaliser ses sinistres projets génocidaires, Khartoum a créé les tristement célèbres milices d’assassins Janjawid qui tuent, violent et pillent. Les hommes sont assassinés, les enfants emportés en esclavage ! Les champs et les villages sont brûlés. Ce sont des villageois qu’on assassine systématiquement. Il s’agit donc bien d’un génocide.
Au Darfour, le bilan oscille désormais entre 300 et 400 000 victimes. Je rappelle, en passant, que ce phénomène Janjawid n’a rien de nouveau : avant eux, à la fin des années 1980, une autre milice nomade arabo-islamiste, les Marahil, avait été chargée de tuer tous les non-musulmans animistes et chrétiens du Soudan, nos frères. Pour résumer : le Darfour n’est que la partie émergée et médiatisée d’un génocide qui est cours dans tout le pays.
A. D. V. — Qui sont vos alliés dans votre lutte ?
A. A. N. — Notre principal allié est le SPLM (Mouvement populaire de libération du Soudan), le grand mouvement du Sud. Le SPLM a dû signer en 2005 un accord de paix avec le gouvernement soudanais, avec l’aide de la communauté internationale et sous son contrôle. En vertu de cet accord, le président du SPLM, Salva Kier, ex-adjoint du défunt leader du Sud-Soudan John Garang, est devenu le premier vice-président du pays et président du Sud-Soudan. Mais sa fonction demeure purement symbolique. L’accord n’avait comme objectif que de matérialiser un cessez-le-feu fragile avec Khartoum qui avait besoin d’une paix apparente dans la zone pétrolière du sud.
A. D. V. — C’est donc là un allié étonnant !
A. A. N. — Non, pas vraiment. Les choses sont complexes. Le mouvement politique de M. Salfa Kier, successeur du regretté Garang, je vous l’ai dit, demeure clairement notre allié. Il apparaît peut-être paradoxal qu’il soit également l’allié, même tactique, de Khartoum ; mais je répète que l’accord qu’ils ont passé n’est dû qu’aux pressions internationales. Forcé de composer pour pacifier le Sud, le régime dictatorial a couronné le chef du Sud rebelle, Salfa Kier ; mais il l’a dépourvu de tout pouvoir et lui a cyniquement imposé un partage des richesses pétrolières : 50 % de ces richesses devaient aller à Khartoum et 50 % au Sud-Soudan. Il est clair que Khartoum avait besoin d’un calme relatif dans le Sud pour vendre le pétrole aux Chinois ou aux autres acheteurs potentiels. Il s’agissait donc d’un accord pragmatique et froid, qui ne m’empêche nullement d’entretenir de très bons contacts permanents avec M. Salfa Kier.
Tous ceux qui souhaitent un Soudan laïque, démocratique et libre sont nos alliés — mais je ne peux mentionner que Salfa Kier car il est plus fort que les autres et est aidé par les accords signés à Naivasha, au Kenya, en 2003 — accords parrainés par la communauté internationale. Les individus et groupes qui partagent nos idéaux sont nombreux mais trop éparpillés et vulnérables pour se révéler pour l’instant, vu les rapports de forces. En termes clairs, ils seraient arrêtés ou massacrés si je révélais leurs noms. Disons que notre mouvement est, avec le SPLM, le plus puissant et le mieux capable d’afficher ses idées et ses objectifs.
A. D. V. — Avez-vous toujours un rival en la personne de M. Minni Minawi, jadis à l’origine d’une scission au sein du SLM ?
A. A. N. — On dit que Minni Minaoui est mon adversaire ; la vérité, c’est qu’il a été notre secrétaire général, avant de nous trahir. Il assiste à présent Omar Al-Béchir, l’auteur du génocide contre notre peuple.
A. D. V. — Sur quels alliés de l’extérieur pouvez-vous compter ?
A. A. N. — Sur aucun ! Hélas, aucune nation ne nous aide réellement en ce moment. Je cherche activement des soutiens concrets qui apporteraient à notre révolution l’aide financière, politique et militaire qui nous permettrait réellement de remporter la victoire finale. Car si nous manquons d’armes, nous avons les âmes et les bras ! Le monde doit bien comprendre que la dictature arabo-islamiste au pouvoir à Khartoum menacera un jour le reste de l’Afrique et même de l’Europe, y compris la France qui est si liée à l’Afrique. L’inaction de la communauté internationale et l’indifférence des nations ont déjà coûté très cher. Mais le prix à payer dans le futur sera encore plus élevé. Il faut que les nations libres se réveillent. Pour le moment, au lieu de nous aider, la communauté internationale essaie de nous forcer à signer un accord de « paix » avec les génocidaires de Khartoum… Or cet accord n’est qu’un bout de papier dont Bechir ne respectera pas les termes, comme d’habitude. Le Sud a déjà signé. Pour ma part, je m’y refuse tant qu’un minimum de sécurité n’est pas assuré à mon peuple. Hors de question d’accepter cette trêve qui ne servirait que les bourreaux.
A. D. V. — Qui est contre vous ?
A. A. N. — Presque tout le monde ! Les fondamentalistes islamistes du Soudan bénéficient de l’appui — notamment en armes — de tous les pays arabes et de l’Iran. Savez-vous que la Syrie a proposé de tester ses gaz de combat contre les Darfouris et qu’elle a mis ses pilotes d’avion à la disposition de Khartoum pour nous bombarder ? Notre propre service de renseignements nous a donné des informations très précises à ce sujet.
A. D. V. — En France, vous bénéficiez du soutien du collectif Urgence Darfour (4) — vous avez discuté publiquement avec les dirigeants de ce collectif il y a quelques mois, à la Mutualité. Surtout, vous avez été reçu à plusieurs reprises par Bernard Kouchner. Pensez-vous que Paris va aider le Darfour ?
A. A. N. — À la Mutualité, les candidats à la présidentielle française se sont engagés par écrit à aider mon peuple. Madame Guedj a signé au nom de Nicolas Sarkozy. Richard Rossin et Bernard-Henri Lévy, tous deux membres d’Urgence Darfour, sont même venus nous rencontrer sur le terrain clandestinement. Richard Rossin m’a présenté Bernard Kouchner, un homme auquel je voue une grande admiration pour tout ce qu’il a fait dans le monde. Je suis persuadé que le président Sarkozy et M. Kouchner vont nous aider ; ils ont d’ailleurs déjà commencé à le faire en parlant du Darfour, en exigeant un couloir humanitaire, en activant le vote de sanctions à l’ONU et en soutenant la résolution permettant l’envoi de nouvelles forces supplémentaires ONU-UA.
A. D. V. — Jugez-vous utile l’idée de corridor humanitaire défendue par Bernard Kouchner ?
A. A. N. — Malheureusement, le Soudan a rejeté cette idée, ce qui montre bien son intérêt pour la population qu’il massacre ! Malgré toute sa force de persuasion, Bernard Kouchner n’a pu obtenir qu’un engagement sous conditions pour l’envoi d’une force de protection des populations civiles dont le déploiement, soit dit en passant, avait été voté il y a un an par le Conseil de sécurité (la résolution 1706)…
A. D. V. — Comment expliquer l’indifférence de la communauté internationale ? Pourquoi les aides humanitaires occidentales vont-elles surtout au mouvement darfouri islamiste JEM (Mouvement pour la Justice et l’Égalité) plutôt qu’à vous qui militez en faveur d’un Soudan démocratique et laïc ?
A. A. N. — La communauté internationale n’est pas complètement indifférente : jamais il n’y a eu autant d’aide humanitaire ! On nous assiste comme des enfants, on nous nourrit, on nous apporte de l’eau, on nous soigne… mais on nous laisse nous dessécher dans des camps qui ne sont même pas sécurisés. C’est un cache-misère onéreux au défaut de décision politique ; on nous laisse à la merci des assassins, on ne nous aide pas à nous défendre ! Donnez-nous de quoi nous défendre !
La vérité, c’est que la communauté internationale a peur des Arabes.
Dans notre mouvement, il y a des gens de partout au Soudan, y compris des Arabes qui veulent vivre en paix dans un pays libre. Nous n’avons rien contre les Arabes. Il y a même des tribus arabes qui ont été instrumentalisées par Khartoum, qui le comprennent et veulent désormais nous rejoindre. Nous luttons contre les intégristes qui ont pris le pouvoir par un coup d’État militaire. Pas contre les Arabes en tant que tels, évidemment.
Quant au JEM, il a le même maître à penser que le gouvernement : Hassan al-Tourabi. Ce mouvement est aidé par la Libye, les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite et même, pour des raisons tribales, par le Tchad. Il ne représente pas de force sur le terrain ; avec l’argent du Golfe et de la Libye, il achète des gens dans les camps de réfugiés. Grâce à ses soutiens, il jouit d’une certaine force de persuasion en Occident et, notamment, en Grande-Bretagne. Mais, nous sommes des démocrates et le JEM doit avoir sa place dans des négociations. Nous appelons à un dialogue Darfour-Darfour pour que tous les darfouris puissent être représentés — même si nous estimons qu’aucun parti politique ne devrait être religieux, puisque la religion doit être confinée à la sphère privée.
A. D. V. — Vous parlez souvent des liens de Khartoum avec d’autres régimes arabes anti-noirs. Craignez-vous une contamination islamiste dictatoriale vers les voisins du Soudan ?
A. A. N. — N’oubliez jamais que le génocide des Noirs par les arabo-islamistes est global et concerne plusieurs pays. Par exemple, le gouvernement a souvent fait venir de Mauritanie des miliciens arabes habitués à guerroyer contre les Noirs, que les Arabes assimilent à des esclaves dans toute l’Afrique.
Khartoum est un régime panarabe, nationaliste et islamiste qui veut exporter son idéologie partout en Afrique et dans le monde. C’est pourquoi ses criminels attaquent désormais le Tchad. N’oubliez pas que le gouvernement du Soudan envoie les Janjawid au Tchad et en Centrafrique et qu’il espère rapidement ouvrir un nouveau front au Cameroun !
Je le répète : le danger est énorme, pas uniquement pour nous mais pour toue l’Afrique et aussi pour l’Europe voisine qui n’a aucun intérêt à voir s’étendre le totalitarisme arabo-islamiste barbare dans la région et jusqu’au Maghreb. Car Khartoum exporte son idéologie terroriste dans toute l’Afrique : en Algérie, au Maroc, au Niger, au Mali et en Somalie. Dans tous ces pays, les autorités soudanaises veulent remplacer les pouvoirs en place par des régimes qui partageront leur extrémisme. En Mauritanie, il y a eu un coup d’État, il y a un an ; son auteur, M. Mahamat Ouldfal — qui a, depuis, quitté le pouvoir à la suite d’élections libres — a justifié ce putsch en expliquant qu’il voulait empêcher l’envoi de miliciens arabes (mauritaniens et autres) auprès des Janjawid. Inversement, le gouvernement soudanais a installé chez nous près de 130 000 Arabes venant du Niger, du Centrafrique, de Mauritanie, du Tchad et du Mali : il leur a tout simplement offert les terres du Darfour !
A. D. V. — Vous avez mentionné le Cameroun. Pouvez-vous préciser ce que les Soudanais y mijotent ?
A. A. N. — Ils entraînent déjà des gens dans ce pays, car le Cameroun est le voisin du Tchad, lui-même dirigé par un président d’ethnie Zaghawa, la même ethnie que certaines tribus du Darfour. Or les réfugiés du Darfour — y compris des Zaghawas — qui se sont installés au Tchad sont harcelés et massacrés dans leurs camps par les Janjawid.
On pourrait également parler de la dimension de l’esclavage (5) dans cette guerre barbare. Dans la zone des Monts Nouba et au Darfour, des milliers d’enfants sont kidnappés pour être transformés en esclaves. Ils deviennent des gardiens de bêtes et doivent s’occuper de toutes les tâches quotidiennes. Tout le monde, chez ces nouveaux venus au Darfour, a des esclaves !
A. D. V. — Vous avez refusé de vous rendre aux négociations organisées ce mois de novembre en Libye. Pourquoi ?
A. A. N. — Il était hors de question, pour moi, de négocier alors que les bombardements continuent ! De plus, Tripoli est partie prenante au conflit puisque ce régime soutient celui de Khartoum. Comme la Libye pourrait-elle, dès lors, jouer les intermédiaires ? Cela n’a pas de sens.
A. D. V. — Que peut faire la France ?
A. A. N. — Nous aider à nous organiser. Défendre notre cause auprès des instances européennes et internationales et faire en sorte que les résolutions ne restent pas lettre morte. Faire comprendre aux Chinois que nous n’avons rien contre eux, que nous souhaitons leur aide (6) et qu’ils se sont trompés car, en aidant ce gouvernement, ils n’aident pas le peuple soudanais.
A. D. V. — Que projetez-vous de faire en cas de victoire ?
A. A. N. — Je négocierai avec ceux qui m’auront aidé (ne serait-ce que symboliquement) pour accomplir mon objectif de toujours : établir la paix et la démocratie au Soudan.

(1). Au XVIIIème siècle, le Darfour a été un État indépendant à la structure féodale. En 1799, lors de la campagne d’Égypte, le général Bonaparte reçoit d’Abd-er-Rahman, surnommé el-Rachid ou le Juste, sultan du Darfour, une missive de félicitations pour sa victoire sur les Mamelouks. En 1821, le Khédive d’Égypte, Mehmet Ali, après avoir conquis le royaume de Sennar, défait l’armée du Darfour à la bataille de Bara et s’empare de la province du Kordofan, mais il arrête ses troupes avant le djebel Marra. Le Darfour, dont l’islamisation avait commencé au XVIème,siècle, perd son indépendance en 1916, pendant la Première Guerre mondiale. Son dernier sultan, Ali Dinar, s'allie avec l'Empire ottoman et déclare la guerre à la Grande-Bretagne. Il est défait. Le sultan meurt et le pays est incorporé au Soudan britannique. Le Soudan, pour sa part, n’existe pas en tant qu’État avant 1821. Pour les historiens arabes médiévaux, le Bilad as-Soudan (« Terre des Noirs » (est-ce bien cela?)) est une zone qui s’étend entre le Sénégal et l’Éthiopie d’aujourd’hui. Les frontières du Soudan actuel sont héritées du colonialisme turco-égyptien. Mehmet Ali, d’origine albanaise, s’était proclamé vice-roi d’Égypte après l’évacuation du corps expéditionnaire français. Il fonde la ville de Khartoum au confluent des deux Nils. À partir de là, les hommes de Khartoum partent à l’assaut du Sud, qui est le grand réservoir d’esclaves et d’ivoire exploité jusqu’alors par les Darfouris…
(2) En juin 2007, la Cour pénale internationale met en accusation un ancien ministre de l’Intérieur et un général soudanais en charge de la « formation des Janjawid », devenu depuis ministre des Affaires humanitaires.
(3) Les Dinkas sont un peuple de pasteurs du Sud-Soudan. La plupart d’entre eux sont animistes, et une minorité est chrétienne. Ils ont fait l’objet de massacres à grande échelle perpétrés par l’armée soudanaise lors de la guerre civile des années 1980.
(4) Le Collectif Urgence Darfour a publié en mai 2007 l’ouvrage collectif — auquel participèrent Bernard-Henri Lévy, André Glucksmann, Bernard Kouchner, Richard Rossin et d’autres — Urgence Darfour (éditions Des idées et des hommes).
(5) Le principal facteur de division remonte aux origines de l’islam : les Arabes esclavagistes du nord monopolisent l'appareil d'État et imposent leur loi à de soi-disant concitoyens du sud qu'ils méprisent et qu’ils vendront pendant des siècles comme esclaves aux mieux offrants.
(6) Lorsque la communauté internationale a pris conscience du drame du Darfour, les investissements de Pékin au Soudan étaient déjà considérables. Ils équivalent aujourd’hui à près de 4 milliards de dollars. Avec 40 % des actions de la Greater Nile Petroleum company et une part équivalente dans Petrodar, la société d’État chinoise China National Petroleum Corp possède les plus grands blocs d’actions des deux consortiums pétrolifères soudanais. En 2005, Pékin a acheté la moitié des exportations de pétrole soudanais. Le Soudan représente un dixième des besoins chinois de pétrole, ce qui place Khartoum au troisième rang des fournisseurs d’énergie de Pékin, derrière l’Arabie saoudite et l’Iran. Bien qu’elle ne s’oppose pas aux dernières résolutions internationales, la Chine continue de fournir Khartoum en hélicoptères d’assaut, véhicules blindés et armes légères. Pékin a vendu il y a peu 212 camions militaires à Khartoum. Les pistes aériennes de la China National Petroleum Corp dans le sud du Soudan ont été utilisées par les forces gouvernementales pour mener des raids sur des villages et des hôpitaux. Une enquête récente des Nations unies montre que l’essentiel des armements utilisés pour massacrer les habitants du Darfour étaient d’origine chinoise. La Chine a de son côté, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, utilisé son droit de veto pour ne pas trop voir Khartoum sanctionnée. Les mesures adoptées par l’ONU ont en effet été affaiblies par Pékin. En juillet 2004, la Chine a édulcoré une résolution obligeant le Soudan à poursuivre les Janjawid accusés d’atrocités en supprimant des sanctions contre Khartoum… En avril 2007, la Chine n’a renoncé à mettre son veto à une résolution envisageant des sanctions contre les dirigeants de Khartoum qu’après avoir obtenu la garantie que les plus hauts responsables ne seraient pas visés. Le 16 mai, le Conseil de sécurité a finalement vote une résolution qui oblige le Soudan à accepter une mission de maintien de la Paix de l’ONU. La Chine n’a voté cette résolution qu’après avoir limité et restreint la mission de cette force

 SOURCE : www.alexandredelvalle.com

Les commentaires sont fermés.