À propos de la condamnation à mort et d’une éventuelle crucifixion du jeune Ali Mohammed al-Nimr en Arabie Saoudite, deux éclairages sont possibles :
- l'histoire de la crucifixion en terre d’islam
- le contexte géopolitique actuel de l’Arabie
La crucifixion est associée au monde romain
Le supplice de la croix est associé dans l’esprit du grand public au monde romain, chacun a en tête la passion de Jésus mis en croix par décision du procurateur Ponce Pilate au motif de sédition contre l’autorité romaine.
Les Romains ont très largement utilisé ce mode cruel de mise à mort essentiellement pour les esclaves et les hommes libres non citoyens romains, ce fut le cas, par milliers, lors de la révolte des esclaves menés par Spartacus en 73 avant J.-C., et, sur une grande échelle, lors de la prise de Jérusalem par les armées de Titus en 70 de notre ère. Cette mise à mort à la fois horrible et infamante est certainement un emprunt à la Perse antique.
Les Romains ne furent donc pas les seuls dans l’antiquité à pratiquer ce supplice, Alexandre le Grand lui-même y eut recours à l’encontre de nombreux jeunes Tyriens de Phénicie (actuel Liban) qui s’étaient révoltés contre son autorité.
L’empire romain devenu chrétien à l’époque byzantine, la pratique cessa mais demeura en Perse sassanide et ainsi passa dans le monde arabe déjà avant l’apparition de l’islam, mais que celui-ci reprit à son compte.
Le Coran dit 3 choses essentielles sur cette pratique
Que dit le Coran, la source première pour la religion musulmane, sur la crucifixion ? Trois choses essentielles :
1. C’est Pharaon qui le premier pratique la crucifixion à l’égard de ceux qui n’obéissent pas, qui globalement sont considérés comme des adversaires. Par exemple, S VII 124 (Sourate VII, verset 124), Pharaon s’adresse à ses magiciens qui viennent de perdre face aux exploits de Moïse :
"Je vous ferai couper la main droite et le pied gauche, puis je vous ferai tous crucifier."
2. La parole écrite dans le Coran, pour un musulman, c’est directement la parole de Dieu, or justement Dieu préconise la crucifixion à l’égard de ceux qui s’opposent à lui, comme ce passage célèbre SV, 33 :
"Telle sera la rétribution de ceux qui font la guerre contre Dieu et contre son Prophète, et de ceux qui exercent la violence sur la terre : ils seront tués ou crucifiés, ou bien leur main droite et leur pied gauche seront coupés, ou bien ils seront expulsés du pays."
Ce texte sert de référence essentielle à toute action de crucifixion actuelle, tant en Arabie que dans l’espace occupé par Daech.
3. Le troisième registre concerne Jésus lui-même (Isa en arabe). Il est dit, à l’encontre des affirmations juives, qu’il n’est pas mort crucifié : S IV, 157 :
"Mais ils ne l’ont pas tué, ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi."
Cette négation, non seulement de la mort en croix, mais de la mort tout court de Jésus, permet à l’islam de réfuter la résurrection : pas de mort, pas de résurrection. Jésus reviendra à la fin des temps, il mourra et alors ressuscitera à la fin des temps comme une grands partie de l’humanité.
Tout est une question de lecture
On le voit, la crucifixion a des fondements coraniques, mais cela n’implique pas que tout pays musulman l’applique. C’est une question de lecture, de compréhension du texte coranique.
On connait au moins une crucifixion célèbre dans le monde musulman, celle du mystique al-Hajj crucifié à Bagdad par la califat Abbaside en 309/922- 922 de notre ère, ce qui correspond à 309 de l’ère musulmane selon le calendrier hégirien. Al-Hajj avait été accusé d’hérésie – "Zandaqa", mot persan qui désigne à la fois la conspiration contre l’État et l’hérésie.
En Arabie, la loi, issue de la charia (Coran et Sunna), prescrit la crucifixion comme sanction possible pour des cas graves, de sorcellerie, d’hérésie, d’injure à l’égard du prophète.
Un crime politique et religieux
Il semblerait que le jeune Ali Mohammed al-Nimr soit accusé de révolte contre l’État saoudien mais aussi d’hérésie en tant que chiite, un peu comme al-Hajj jadis. Se révolter contre l’État en Arabie est autant un crime politique que religieux.
En effet, le wahhabisme qui domine ici est issu d’un contrat passé au XVIIIe siècle entre un religieux, Ibn Wahhab, et la famille Saoud, pouvoirs religieux et politique promettent de s’épauler mutuellement, attaquer l’un c’est attaquer l’autre.
Critiquer l’État (ici pour sa répression contre la révolte chiite de Bahreïn) c’est attaquer la religion dans sa conception wahhabite, c’est l’hérésie ! L’Arabie Saoudite est le seul pays a avoir un nom de famille, celle des Saoud.
Mais ce n’est pas le seul pays à le faire. L'Iran procède à de très nombreuses condamnations à mort par décapitation, selon les prescriptions coraniques. On estime le chiffre à 134 pour l’année 2015 en cours, soit une moyenne d’une décapitation tous les deux jours ! Par contre, la crucifixion du cadavre, c'est-à-dire son exposition publique, est plus rare, il semble que la dernière remonte à 2013.
Une intention politique indéniable
Le jeune Ali Mohammed al-Nimr appartient à la minorité chiite qui vit dans l’est et le sud de l’Arabie, dans les provinces de Qatif et d’al-Hassa, ce qui représente à peut près 10 % de la population totale du pays estimée à 29 millions.
Dans un pays qui se veut champion du monde sunnite, avec la garde des lieux saints de la Mecque et Médine, cette minorité chiite, de plus située sur les puits de pétrole, pose problème dans un pays qui n’a pas le souci de l’ouverture à la différence.
Le jeune homme, de plus, est membre d’une famille très impliquée dans l’opposition au royaume, l’annonce de sa mise à mort telle qu’annoncée, est bien entendu à intention politique, quelques mots de la situation géopolitique régionale aide à en comprendre les enjeux.
Un axe majeur des conflits actuels au Proche-Orient est la rivalité de puissance régionale entre l’Iran, championne du chiisme, et l’Arabie, championne du sunnisme. Chiisme et sunnisme s’opposent depuis les débuts en s’accusant mutuellement de ne pas être le véritable islam, d’être hérétiques.